15___txt/15--volc Martian AYME de LYON/Peintre et graveur
AUTOUR DU VOLCAN (1988)
AUTOUR DU VOLCAN
Le Rat
Union des Arts Plastiques
Deuxième année - N° 1 page 2
(Février 1988)


AUTOUR DU VOLCAN

Jeu de Massacre

Non, je ne crois pas que dans notre société, l'artiste soit plus négligé aujourd'hui qu'il ne le fût hier ; l'artiste vivant, simple homme et citoyen, a toujours été, et reste, escamoté, au bénéfice presque exclusif de ceux qui sont morts, et de quelques vivants qui ont en plus des aptitudes de costauds de barraques de foires et qui, par là-même, parviennent à mieux sauver leur peau dans la jungle économique.

Regard perdu dans les profondeurs d'un nombril façon bancaire, la bouffonnerie calamiteuse de l'art dans la société occidentale ne fait que perdurer ! « Le système des beaux-arts, répétons-le, fonctionne par l'intimidation et le vedétariat », écrivait Michel Thévoz dans L'Art Brut en 1975. Treize ans plus tard, cette affirmation lourde de sens reste d'une souveraine actualité.

Notre société est d'abord charognarde, qui, de tant et tant de cadavres, nourrit un marché démesurément lucratif, monde où, pour le prix d'un seul de ses tableaux, Van Gogh, par exemple, aurait pu vivre pendant cinq mille ans !

Notre société est cette proxénète, ensuite, qui en certains lieux fait travailler quelques artistes en leur tripatouillant la cote, cote qui, par un glissement perfide, assimile l'oeuvre, de par sa seule signature, à une action en bourse.

Notre société, enfin, est cet incommensurable charnier où la clairvoyance de l'artiste, en ce qu'elle a de plus sensible, est trop souvent stérilisée sous la chaux sinistre et tentaculaire des nécessités d'une survie matérielle dont l'indéfectible précarité en arrive à ronger jusqu'au dernier lambeau le temps nécessaire à l'élaboration de l'oeuvre qui en serait, pour tous, l'intelligible témoin.

Est-ce à dire que les plasticiens d'aujourd'hui seraient en droit d'exiger réparation, au nom des morts, et pour qu'il soit porté remède aux disparités aliénantes qui les divisent, de réclamer à la société qu'elle acceptât de les entretenir tous, ...et fît d'eux les artistes-cocotes d'un volailler industriel... ! Le remède serait bien, là, en vérité, la plus dommageable des mort-aux-arts !

Piégés que sont tous les artistes – plasticiens, poètes, sculpteurs, acteurs, musiciens..., même trépas ! – au petit jeu de la guerre économique, piégés qu'ils sont dans une société qui ne pense n'avoir besoin d'eux que lorsqu'elle y trouve un profit immédiat, n'y aurait-il pour eux que la perspective de s'étioler dans les brouillards moroses de la déréliction ? Ne peut-on concevoir une issue moins fataliste, malgré tout, et se hasarder, après avoir analysé lucidement ce qu'ils sont, à désigner la place qui peut être la leur dans un monde contemporain dominé par un libéralisme économique aux vues de plus en plus courtes, monde contemporain où risque d'augmenter encore le rythme des dégats causés à ce qui est l'essence de la société, en étant d'abord l'âme des êtres qui la composent, à savoir : la culture.

L'Oeuvre au Clair

L'artiste n'est certes pas toute la culture, mais il y contribue, au même titre que le savant, l'ingénieur, l'artisan...

Lorsque les peintres ou les sculpteurs, les musiciens..., exerçaient un métier, dominé au départ par un apprentissage, et, tels des artisans, répondaient aux commandes de leurs clients, ils avaient une certaine place dans l'économie de leur temps.

Mais l'artiste aujourd'hui a d'autres ambitions : d'artisan, il est devenu, il se veut, créateur. Qu'un individu qui se dit artiste ait étudié des savoir-faire, ou qu'il se soit astreint, seul, à faire germer en lui les capacités qui lui sont propres, il n'y a aucune différence : s'il est créateur, il est celui qui dans le silence de son atelier, ou dans le vacarme extérieur, cherche à donner forme aux interrogations de son époque dans le plus total mépris des modes et des truquages. S'il le fait c'est parce que, inconsciemment, il sait qu'il est le seul à pouvoir élaborer cette oeuvre qui sera la sienne : la vie du créateur est de produire l'oeuvre cohérente qui est sa vie.

En cela il a rompu les amarres qui le reliaient à l'économie matérielle du corps social : ce qui sort de ses mains n'a plus de valeur marchande propre, ce qu'il produit n'est ni vital pour la survie matérielle de tous, comme le pain, ni déplaceur de foules ; ne créant, en situation normale, ni richesse, ni prestige, il est, de fait, économiquement mort. En ces termes-là, vivre de son art est, ipso-facto, impossible.

À Prendre ou à Laisser

Et pourtant l'artiste, en tant que citoyen a droit à une vie normale. C'est une imposture sournoise et nauséabonde que de dire, comme certain haut-gradé télévisuel il y a quelques années, que les oeuvres ne sont jamais de meilleure qualité que lorsque les créateurs crèvent de faim !

Quel bel exemple d'interprétation effrontément étriquée de l'article premier de la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen nous donnent les charognards et proxénètes de l'Art. « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits, les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l'utilité commune ».

Quel bel exemple de niaise méconnaissance de l'identité même des aspirations profondes de l'homme que de croire que l'utilité commune puisse impunément exclure tout souci autre que celui d'un encroûtement matériel général. Notion bien étriquée pour une société flambeuse en bien d'autres domaines ! Notion bien étriquée qui va s'insinuer aujourd'hui jusque dans l'éducation qui tend à se confondre avec une gestion productiviste réductrice, au lieu de s'attacher à susciter la maturation de toutes – nous disons bien toutes – les capacités de tous – nous disons bien tous – les citoyens.

La force d'une société réside dans la cohésion des individus qui la composent. Cette cohésion plonge ses racines dans son histoire, elle passe par la connaissance de soi, et la reconnaissance de l'autre, par le sentiment que chacun a d'avoir, conscient de son identité, sa place au sein du tout. Cette identité plonge ses racines dans la culture au sens le plus large, et se nourrit à chaque instant de la culture contemporaine.

Qui mieux que le créateur tel que nous l'avons défini plus haut, est capable de se projeter au sein même de cette culture en gestation, et ainsi, par la seule approche ontologique possible, de servir de révélateur à la société ?

Quelle instance, autre que la diversité des artistes, est capable de refléter la diversité des aspirations des membres d'une société en devenir, d'en rendre possible la connaissance, pour enfin permettre la maturation harmonieuse de chacun, et par là même, celle du corps social ?

Or nous sommes très loin du compte, car artistes et société ont, depuis un siècle environ, lentement dérivé vers des directions opposées. Face à une création qui se diversifie, la société n'a jamais eu moins envie de prendre conscience du caractère essentiel de l'importance spirituelle intrinsèque de la création dans la diversité même de ses écarts par rapport aux normes, normes qu'elle croit devoir s'acharner à défendre dans une paresse intellectuelle caractérisée, refusant de voir qu'aujourd'hui l'art n'est formé le plus communément que des scories de la création ! Normes erratiques d'ailleurs, mais toujours stérilisantes, imposées au jour le jour par les médias, mesurées à l'enflure du verbiage de quelques uns, verbiage qui anéantit jusqu'à la perception même des notions de l'AVOIR et de l'ÊTRE, sous le despotisme du PARAÎTRE.

Esprit, es-tu là ?

Où souffle l'esprit ? Qu'un Indien d'Amazonie, un Boshiman, un Esquimau ou un Aborigène australien ethnologue signe un essai intitulé : Du Spirituel dans les Sociétés Occidentales, quelle gifle nous recevrions !

Où souffle l'esprit ? Le monde de la création est, à notre sens, en cette fin de XXème siècle, un des lieux où il souffle avec le plus de force ; c'est aussi l'un de ceux que la société bafoue avec le plus de désinvolture en cherchant à le rentabiliser avec l'âpreté inepte qui la caractérise parfois, et en laissant délibérément en friche tout ce qui échappe au cadre économique qu'elle a étroitement normalisé.

Contrairement à ce que d'aucuns pensent encore, ce n'est pas la multiplication des commandes et des achats officiels, même mieux partagés, qui peut permettre une quelconque esquisse de solution car c'est la légitimité même de l'existence de l'artiste, la reconnaissance de son apport à l'édifice social, qui sont en cause, et non plus directement la survie matérielle qui doit en procéder. C'est en termes d'échanges avec la société que l'artiste peut légitimer son existence. L'homme créateur, celui qui assume, en être conscient de son existence même, celui qui possède et cultive la volonté d'expression et de communication qu'est l'Art, au sens le plus large, celui qui, ainsi qu'un sismographe essentiel, est capable de transcrire fidèlement les secousses de l'être individuel et social n'est-il pas, aujourd'hui, le seul élément qui ait quelque chance de pouvoir se dégager de l'implacable frigidité spirituelle de la norme reçue ?

Ce n'est pas d'étalons reconnus – parce qu'asservis – dont notre société a besoin, mais de ce que l'on ne peut appeler autrement que l'entité créative composée de la communauté multiforme et diversifiée de tous les créateurs. Seule l'entité créative a la cohérence et la coriacité nécessaires qui peut amener la collectivité au respect équitable de tous ses membres en tant que citoyens, à l'écoute de leur réflexion plurielle, ainsi qu'à la reconnaissance de la nécessité de leur participation aux décisions majeures.

Il est temps de ne plus se satisfaire de la seule compétence apprise ! Pourquoi livrer pieds et poings liés le devoir de décision aux seuls compétents ès calcul ou langage ? « L'homme compétent est celui qui se trompe selon les normes », écrivait Paul Valéry. Il est grand temps de s'en aviser, grand temps que notre société ait le courage de considérer le chômage, l'état du Tiers-Monde, la démesure des budgets militaires... comme des preuves irréfutables de l'échec d'une part importante de sa mission : la technocratie a fait la preuve de son inaptitude à diriger seule pour le bien de tous.

Artiste, Mode d'Emploi

Il revient à l'entité créative, à chacun des membres de cette communauté virtuelle, d'aiguiser la conscience de son appartenance intrinsèque au corps social, et de décider de jouer, sans arrières-pensées, le jeu communautaire.

Il lui revient de faire pièce à l'ignorance assez délibérée dont il est l'objet, et pour ce faire, de se créer les conditions de sa création, création qui ne peut s'élaborer que dans la plus inconditionnelle des libertés, et qui, telle que nous l'avons définie, est le fondement naturel sur lequel l'artiste s'appuie pour faire oeuvre d'utilité commune.

Contre argent et demeurés, il lui revient de tenir obstinément.

Or, s'il ne peut évidemment pas se passer de la société pour ce qui est de sa survie matérielle, l'artiste se doit de n'être aucunement dépendant quant à tout ce qui relève de son travail de créateur. Comment peut-il ne pas devoir gagner sa survie en risquant de perdre son être ? Nous ne connaissons pas à cette alternative de solution plus radicale que celle qui consiste à dissocier, autant que nécessaire s'impose, gagne-pain et création.

C'est devant le choix d'une nouvelle relation à l'Art et à la société que l'artiste se trouve aujourd'hui. De quoi devrait-il se plaindre ? N'est-il pas lui-même le démiurge de l'orientation nouvelle de l'Art qui, depuis un siècle, est passé d'une fabrication relativement collective à une création personnalisée, alors que notre société en est encore à traiter le citoyen/artiste et sa production/création comme marchandises.

Démiurge – sous sa forme d'entité créative – de cette orientation nouvelle qu'il s'est choisi, et qui consacre un peu plus chaque jour sa mort individuelle, le créateur contemporain ne peut rêver, pour un temps, d'assurer sa survie qu'en amenant le corps social à reconnaître que l'attitude créative vraie – celle qui ne dépend ni des mots, ni des nombres – est l'ultime terrain où puisse se cultiver une lucidité culturelle humaniste, seule faculté qui puisse contrebalancer les excès d'un pragmatisme mesquinement matérialiste.

Seul, dans sa diversité d'entité créative, l'artiste, par son oeuvre et son engagement même, est capable d'exposer aux sens et à l'entendement de tous que cette faculté, située au point nodal de l'être et de la matière, il l'exerce par essence.

Seule, dans sa diversité, l'entité créative est apte à faire pressentir, puis percevoir à chaque citoyen que l'exercice de cette faculté est, à quelque degré que ce soit, l'affaire de tous.

Lorsque l'artiste aura fait comprendre à la société qu'il n'est pas une charogne de basse-cour, et que ce qu'il est en son sein bien souvent le dépasse, Van Gogh n'y sera plus suicidé !

Martian AYME

Lyon, décembre 1987