15___txt/15--mald Martian AYME de LYON/Peintre et graveur
MALDONNE (2000)
MALDONNE
Lettre ouverte à quelques uns
parmi ceux qui ont
quelque pouvoir en art
(2000)


MALDONNE


Lettre ouverte à quelques uns
parmi ceux qui ont quelque pouvoir en art.




Madame, Monsieur,


Combien de fois n'avons-nous pas entendu des mécontents, au mieux fatalistes, ou, hélas, viscéralement agressifs, vilipender ce qu'il est aujourd'hui convenu d'appeler « art contemporain » ; sans parler d’artistes déçus, hargneux même, de se sentir exclus, méprisés..?

Il sera ici question plus directement des artistes plasticiens, que nous avons très souvent et longuement rencontrés, mais pas uniquement : les vocables artiste, créateur, ne sont pas leur exclusive propriété.

Vous êtes « acteur », comme l'on dit, homme ou femme, en fonction sur la scène d’un « système art contemporain », mal défini, et comme tel vous y détenez une parcelle de pouvoir. C'est pour cette raison que, croyant profondément à la nécessité qu'elles soient exprimées, dites ou répétées, nous vous adressons les quelques réflexions qui suivent.

Vous voudrez bien les considérer comme dépassionnées, même si le cadre restreint de cette lettre nous a réduit à n'être ni aussi complet, ni aussi nuancé que nous l'aurions désiré, et risquait de faire croire, bien à tort, à une attaque toute gratuite contre l'intégrité du propre cheminement de nombre d’entre vous.


Observons pour commencer ce qui se passe dans la mise en valeur de l'art contemporain (laissons tomber les guillemets) : parlons manifestations et expositions, parlons organes et lieux officiels, parlons argent public.

Les manifestations sérieuses aux budgets conséquents, les seules qui peuvent avoir un impact important, présentent des artistes dont les noms peu variés : quelques dizaines monopolisent le haut du pavé, avec parfois quelques "intermittents", à comparer avec le vivier existant de dizaines de milliers de créateurs.

Quelques lieux aussi monopolisent singulièrement les dépenses. Les sommes dépensées sont de l’argent public ; cet argent ne doit-il pas être dépensé au service de la collectivité au sens large ?

Vous, "acteur", élu, fonctionnaire ou autre, en êtes évidemment conscient, et gérez les dépenses au mieux de vos possibilités.

Alors d’où peut bien provenir cet inquiétant sentiment d'injustice et de frustration qu'expriment, avec quelque maladresse parfois certes, nombre d'artistes, tout comme une partie du public, que vous avez le devoir absolu de ne point négliger ? D'une incompétence caractérisée qui ne pourrait être que la vôtre? Certes non ! Vous connaissez votre histoire de l'art et les rouages de l'institution le plus souvent très bien, et vous ne manquez pas à titre privé, nous en sommes persuadés, d'un excellent sens artistique.

Pourquoi alors un tel hiatus entre l'art contemporain dit assez improprement officiel et le contribuable, artiste ou autre, qualifié tout aussi improprement de moyen ?

Tout simplement nous semble-t-il parce que le système, même s'il semblait partir d’excellentes intentions à l'origine a fonctionné, et fonctionne, d'une façon particulièrement perverse (soit dit en passant en parfaite conformité avec la nature humaine), et ceci selon divers modes et orientations.

Tout d'abord, détenteur d'un pouvoir qui vous est affermé en quelque sorte, vous devez a tout instant faire la preuve de votre excellence, ce qui est bien loin de faciliter l'équanimité nécessaire à votre travail.

Ensuite une prise en compte au premier degré de ce qui sert de base historico-critique au système a introduit à notre avis une faille majeure, trop souvent escamotée, qui le fait déraper dans deux directions.

Enfin, en valorisant certaines attitudes et activités, le système a engendré un marché qui a induit et ne peut qu'induire encore une production à lui trop spécifiquement destinée.


La preuve de votre excellence ; détenteur, détentrice d'un pouvoir, vous devez à chaque instant la faire, afin d'asseoir votre notoriété et par là votre pouvoir même (nous donnons ici au mot pouvoir un sens fort positif : pour agir il faut être fort... soyez rassuré, votre pouvoir n'est pas en cause...). Vous devez en même temps justifier du bien-fondé des dépenses par vous engagées, en termes aussi mesurables que possible, ce qui ne valorise hélas qu'un certain nombre de critères chiffrés, à savoir nombre de visiteurs ou de spectateurs (mais payants ou invités ?), nombre d'apparitions dans les médias (mais quel média, à quelle heure, avec quel taux d'écoute, avec quel sérieux..?), l'argent directement ou indirectement produit (entrées, produits dérivés...), et jusqu'au "poids" des subventions, des catalogues, des lieux...

En ces termes, le succès éventuel n'est à peu près garanti qu'en présentant des noms connus de tous, en général, des médias, en particulier...

C'est ainsi que l'on passe de la primauté de l'artistique au diktat des statistiques.

C'est une première dérive aux conséquences évidentes : le connu est toujours plus valorisé, l'inconnu encore plus ignoré. Ce résultat serait-il en tous points conforme au dessein initial ? Vous nous permettrez de refuser d'admettre que dès sa mise en place ce dessein était aussi totalement soumis à d'aussi cyniques, et consternantes, directives d'ordre politico-économiques.


Une analyse historique un peu légère de la notion d'avant-garde, dont nous allons tenter d'esquisser une définition aussi ouverte que possible, entraîne une autre dérive.

S'avère avoir relevé d'une "avant-garde" toute "oeuvre", au sens le plus large, qui a paru, a posteriori, avoir annoncé à l'insu, ou au mépris de tous ou presque une "pratique" qui s'est révélée importante par la suite.

En son temps incomprise l' "avant-garde" est alors perçue comme provocatrice et scandaleuse. Coupons arbitrairement et pour simplifier à l'extrême notre siècle en deux. Durant sa première moitié l'immense majorité des acteurs de pouvoir, en phase avec ce qui les avait précédés, est passée à côté des "avant-gardes" et s'en est mordu les doigts...

Au cours de sa deuxième moitié, en personnes sensées, vos prédécesseurs immédiats et vous même avez voulu profiter de la leçon.

Mais comment discerner l'avant-garde préalablement à sa reconnaissance ? Surtout lorsque l'on est comptable des deniers publics, sinon en se basant sur des critères d'étalonnage.., et par un glissement qui mène de l'analyse du passé à une validation insidieusement perverse hélas, d'un étalonnage illusoirement fiable appliqué au présent. La qualité intrinsèque éventuelle de l'oeuvre disparaît derrière sa nouveauté, son inattendu, sa provocation, son scandale...


Par quelle excusable légèreté des êtres responsables tels que vous peuvent-ils se prêter à une telle dérive, sinon par un effet d'entraînement à plusieurs détentes qui leur commande, nous ne le répèterons jamais assez, de perpétuellement prouver leur excellence, mais cette fois-ci en exigeant qu'ils soient parmi les éléments moteurs du processus de valorisation de l'art contemporain ; tout en conservant une parfaite légitimité basée, en particulier, sur leur efficacité au sein du système, et la cooptation de leurs pairs.

C'est ainsi que rencontre après rencontre se renforce votre intégration et la légitimité de la démarche commune, et qu'avec des années d'un fonctionnement administratif éprouvé à l'aune de la société des hommes, s'installe une inexorable dérive : à partir d'une analyse pertinente il devient de plus en plus difficile de ne pas risquer de se fourvoyer dans un fonctionnement à connotations auto-hypnotiques.

A votre décharge, il se pourrait bien que la somme de certaines tâches fatalement inhérentes à vos fonctions mobilise une part trop importante de votre temps, et de votre énergie, peut-être jusqu'à l'absurde, et ne laisse plus vraiment de place au travail d'exploration du vivier artistique dont nous avons parlé plus haut, et que nous considérons comme primordial.

Ce n'est qu'ainsi, à notre avis, qu'a pu se perdre au fil des ans le contact indispensable avec la réalité en constante évolution de la création, contact qui par déontologie nous semble-t-il, devrait toujours être la règle. C'est ainsi que le territoire exploré est étroit. C'est ainsi que seuls les artistes conformes au fonctionnement du système, une fraction du vivier, ont quelque chance d'être reconnus et intégrés. C'est ainsi qu'au sein de ce système se sont trouvé valorisés certains types spécifiques d'attitudes et d'oeuvres. C'est ainsi qu'a été engendré un certain type de marché.


Une autre sournoise dérive, à ce qu'il nous semble, advient à ce stade.

Ne pensez-vous pas que les conditions que vos prédécesseurs et vous-même avez en quelque sorte contribué à réunir, n'aient été, et ne soient encore susceptibles de générer chez nombre d'adeptes actuels des disciplines artistiques et de ceux qui les cultivent une production spécifique, qu'il s'agisse des oeuvres elles-mêmes ou de leur présentation, relevant d'un simulacre de cahier des charges, aux règles assez imprécises au demeurant, non pas édictées, mais suivies...

Un marché existe bien, basé sur le commerce de produits qui vont dans le meilleur des cas d'une création surgie du fond d'êtres en accord avec, ou en révolte contre, le corps social, les systèmes de tous ordres, eux-mêmes ; mais qui peut s'abâtardir jusqu'à la frigide déclinaison d'idées presque ou purement fortuites.

Quelle est la part à l'heure actuelle, et depuis des années, de ceux qui sont mis en avant et dont l'oeuvre, irriguée aux innombrables courants de la vie contemporaine, relèverait bien d'une maturation et d'une création personnelle..? Et la part de ceux qui, sans en avoir forcément conscience, ne feraient que travailler à l'art contemporain.. ?

Nous ne disons pas que vous avez radicalement tort dans vos choix, nous nous contentons de suggérer, avec force, que le fonctionnement pérenne du système a pu consolider une série de malentendus qui pourraient gravement en obérer le bien fondé, tout en écornant sensiblement la pertinence de votre démarche et de vos actions.

Bien présomptueux, certes, qui croirait pouvoir en décider aujourd'hui, mais le filtre du temps est à l'oeuvre, pour vous, ou contre vous, comme il l'a été pour vos lointains prédécesseurs. Dans la sage rigueur de son lent mûrissement, il prépare la réponse.


Pour nous rapprocher de notre conclusion il nous semble, en tout état de cause, que la solution du problème qui nous préoccupe présente quelques affinités avec ce qu'il est convenu d'appeler le "Pari de Pascal" : vous n'avez rien à perdre en l'occurrence, vous ne pourriez que gagner à réorienter quelque peu vos initiatives de telle sorte que soient minimisées, sinon neutralisées, les (fort vraisemblables) dérives que nous avons analysées, et que soit redistribuée d'une façon significative la donne telle qu'elle se présente aujourd'hui.

Car nous sommes convaincu qu'il y a maldonne lorsque dans votre position l'argent public est majoritairement "investi" dans d'ambitieuses opérations, au détriment d'un certain nombre de démarches, plus modestes certes, mais plus proches du citoyen ordinaire. C'est un des privilèges de votre fonction que de pouvoir le faire.

Nous sommes convaincu qu'il y a maldonne lorsque vous cultivez des rapports privilégiés avec quelques uns, au détriment d'un véritable travail d'exploration d'une plus grande partie du vivier de la création, et que vous ne montrez fatalement que les premiers. Si les conditions matérielles de cet effort ne sont pas réunies, il est de votre crédibilité professionnelle de les exiger.

La création vivante n'est pas que le fait de ceux qui se montrent ; il y a aussi, l'histoire en a souvent témoigné, et pourrait bien en témoigner encore à l'avenir, ceux qui mènent un double combat solitaire de création et de survie matérielle, à contre-courant des idées reçues.

Il est, nous le pensons, dans vos attributions de ne point les abandonner aux oubliettes du présent.

Dans moins d'un an le XXIe siècle.., qui tranchera avec plus ou moins de célérité, ou probablement de retard, d'ardeur ou de mollesse (qui sait..?), et qui, pour nous exprimer au moins une fois ici en termes quelque peu excessifs, justifiera de la pertinence de votre donne ou sera, à notre plus grand regret, celui d'un triste procès en errements.


A Lyon, janvier 2000.

Signé : Martian AYME


(Destinataires :

Ministre de la culture

Directeurs & Directrices des DRAC & des FRAC)