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ART CONTEMPORAIN, NON-PUBLIC & ARTISTES (2006)
ART CONTEMPORAIN, NON-PUBLIC & ARTISTES
BLOC-NOTES, n° 250,
décembre 2006, p. 26.



Art contemporain, non-public et artistes


Dans l'atelier 2 (RECEPTION, PARTENARIATS, TERRITOIRES), deux mots : public et artiste sont souvent revenus dans le débat. Plantons le « décor » avant d'aller droit au fait.

Dans les débats sur l'art contemporain plasticien on rencontre la plupart du temps une grande bonne volonté de comprendre de la part de beaucoup d'élus, face à un étalage de beaucoup de certitudes de la part d'une partie de l'institution, un grand désarroi de la majorité du public et une participation pas vraiment désirée, et souvent bien peu représentative des artistes.

Les deux catégories les plus essentielles étant le « public » (celui déjà acquis à l'art contemporain, mais encore plus tous ceux qui composent ce que l'on peut appeler le « non-public »), et les « artistes » (artistes « contemporains » et artistes vivants) étant entendu qu'élus et membres de l'institution font eux-même partie du public et qu'il n'y a aucune raison que public et artistes ne puissent pas participer à l'élaboration de la politique culturelle !


Le non-public

Nous apprécions cette expression parlante, dans laquelle nous ne trouvons pas, à la différence de certains, le moindre manque de respect... Il est un fait que fans de foot férus d'écharpes et fans de voyages férus d'art roman sont un « non-public » pour l'art contemporain ; mais il est aussi impératif de ne pas oublier que le « non-public » de l'art contemporain est tout autant citoyen et électeur que « son public » !

Vouloir attirer ce non-public en mettant « ...en œuvre une stratégie de promotion destinée à fabriquer la demande... » (1), ou comme nous l'avons entendu parfois ailleurs, le rendre captif, ne nous semble, en revanche, pas faire montre d'un grand respect pour lui ! La moindre des choses ne serait-elle pas de le laisser libre de se forger sa culture et à son rythme. N'est-ce pas ainsi que se forge la culture d'un peuple ?

Tout ceux qui sont aujourd'hui partie prenante de ce qu'il est convenu d'appeler l'art contemporain en sont arrivés là à la suite d'une plus ou moins longue évolution personnelle ; pourquoi et de quel droit, voudraient-ils y plonger directement les membres du non-public ?

Non, si les premiers ont une « mission », c'est d'offrir aux seconds la possibilité de faire leur propre cheminement, de tout mettre en œuvre pour tenter de leur donner envie d'ajouter l'art contemporain au foot ou à l'art roman...

Il n'est pas question de capturer, mais de captiver. Il s'agit de culture personnelle au sein d'un pays, et non de placer l'économie d'un pays sur l'échiquier planétaire (c'est un aspect qu'il faut prendre en compte, mais comme une suite logique, non comme un but en soi). Toute mesure qui dérogerait à ces principes ne devrait même pas pouvoir être envisagée.


Les artistes

À observer depuis bien longtemps ce qui se passe, et sans chercher à donner une définition de ce qu'est un artiste, il nous semble pouvoir discerner deux aspects extrêmes de la « vie d'artiste ». L'un qui regroupe ceux qui sont intégrés à un marché maintenant planétaire, et pour lequel Rubens, à l'échelle de son temps, serait un assez bon exemple ; l'autre qui englobe ceux qui suivent leur bonhomme de chemin dans une quête qui est à la fois personnelle et esthétique (nous insistons sur cette dualité) et pour lequel, plus près de nous Cézanne peut servir de modèle.

En raccourci tendancieux l'institution de l'art contemporain valorise Rubens et oublie Cézanne (rien n'a changé, ni ne change au fil des siècles !). Qu'aujourd'hui l'État veuille « aider » les artistes est fort louable ; mais à quoi, à vivre ou à produire, et selon quels critères et modalités, et quels artistes ? Il nous semble utile ici de citer le catalogue de l'exposition NORDANAD de 1986 (2) :

« ...Quelque part entre la résistance et l'indifférence ; l'image inofficielle.

Il faut, naturellement, considérer une amélioration des conditions économiques des artistes comme une véritable bénédiction.Mais les différents systèmes de subsides ont entraîné une administration et une structuration telles que de nombreux artistes nordiques trouvent désormais leur milieu trop bureaucratique. Les artistes de second ordre, eux, s'affilient à cœur joie à ces organisations. Ils deviennent des « apparatchiks » et servent les intérêts de l'appareil organisateur, tandis que les artistes consacrés depuis longtemps se maintiennent à l'écart, vu qu'ils s'en tirent fort bien tout seuls. Les jeunes artistes qui effectuent leur percée, ou qui cherchent des voies alternatives d'expression n'obtiennent d'appui suffisant ni des uns ni des autres. Ils en sont réduits à l'état de marginaux...)

C'était ailleurs, il y a 20 ans ; c'est ici aujourd'hui, à quelques variantes près ; il faut avoir de bien longues oeillères pour pouvoir encore l'ignorer.

Proposer des bourses, des résidences, des commandes et achats officiels, des échanges entre régions ou pays, quoi d'autre encore... Bien sûr que ce sont des pistes à étudier et à mettre éventuellement en place à des degrés divers, si, après consultation de tous, mais alors vraiment de tous, et étude approfondie, cela semble répondre au mieux aux aspirations communes ; mais le faire parce que c'est dans l'air du temps et des médias spécialisés, et dans la logique déjà assimilée des filières administratives et bureaucratiques ne peut mener qu'à un gaspillage d'argent public, et à des errements semblables à ceux mentionnés dans l'article cité ci-dessus.

Aider les artistes, ce n'est pas forcément forcer sur les subsides, il y a d'autres pistes. Nous n'en mentionnerons qu'une seule ici, que la vision officielle étonnamment réductrice semble souverainement ignorer. L'un des problèmes majeurs que les artistes rencontrent en ce début de XXIème siècle, et duquel dépend en grande partie leur survie au jour le jour, est la difficulté de rencontrer le public dans des conditions de professionnalité satisfaisante.

Insuffisance criante des galeries, insuffisance numérique, cela s'entend. Insuffisance criante en lieux d'exposition de qualité professionnelle, en infrastructures à l'accessibilité et à l'implantation valorisante ; le mythe Ponce-Pilate du nomadisme imposé de friche en friche n'est qu'un cautère sur une jambe de bois, un artifice pour se donner bonne conscience, et finalement une insultante mesquinerie...


Une approche « inofficielle »

S'il est une voie à ouvrir pour promouvoir l'art contemporain dans tous les sens du terme, c'est bien celle d'oser une approche « inofficielle ».

1) Oser, puisqu'il semble bien que nous soyons à un tournant de l'histoire de l'art, prendre le temps de remettre en question à partir des données de terrain immédiates, la pertinence actuelle des modèles, critères, étalons, références, méthodes et solutions qui auraient pu faire leurs preuves par le passé, sans se laisser ni égarer par leur apparente légitimité, ni emporter par l'envie bouillonnante de donner l'impression d'agir : vibrionner ou œuvrer sur le fond, et à long terme, là est la question.

2) Oser mettre en veilleuse, au moins pendant un temps, l'habituelle et bien française approche intellectuelle centralisée des problèmes et privilégier une approche plus pragmatique. Oser prendre le temps de la réflexion à partir du terrain. Mme Yvette Jaggi, lors de la séance d'ouverture a exprimé une vérité que chez nous les gens de pouvoir veulent ignorer... Elle a à peu près dit ceci, je cite de mémoire : « ...on dit de nous les Suisses que nous sommes lents, mais c'est la lenteur de la démocratie... ». C'est de cela, aussi, dont il s'agit : oser prendre le temps de la démocratie.

3) Oser, intégrer la participation du non-public et des artistes vivants à la réflexion sur ce qui peut le mieux servir l'intérêt commun, ce à quoi Philippe Teillet fait d'ailleurs directement allusion, et analyse, sous le sous-titre « L'ouverture des processus décisionnels en matière culturelle » (3).

4) Oser en même temps reconnaitre leur expertise privilégiée en ce qui concerne la réalité de leurs terrains respectifs face à l'expertise utile de l'institution pour tout ce qui relève de la gestion du service public ; c'est en prenant en compte les avis des premiers, et en s'appuyant sur les chevilles ouvrières et les petites mains de la dernière que les élus peuvent optimiser l'utilisation des crédits disponibles au service de tous. Nous avons été heureux d'entendre par deux fois, pris en compte à la tribune de l'atelier 2, qu'il y avait parmi les présents un fort rejet d'une expertise exclusive « de type DRAC ».

5) Oser garder à l'esprit que l'art qui reste des siècles passés est le peu qui a résisté à l'implacable sélection naturelle du temps, et surtout à celle de la bêtise des hommes ; ce peu qui est tout ce qui survit aujourd'hui des innombrables productions de l'immense vivier des créateurs des origines jusqu'à nos jours. Un important vivier d'artistes existe actuellement, foisonnant ; pourquoi n'en montrer qu'une petite partie et en négliger tant, il n'est pourtant nul besoin de renier l'art contemporain pour mieux cultiver l'art des contemporains. Ne serait-il pas plus judicieux d'oser en montrer un plus grand nombre plutôt que de choisir la facilité d'en choyer quelques prototypes ? Ne serait-il pas plus judicieux de donner ainsi au public accès à une plus importante portion de l'ensemble du vivier des artistes vivants, et à ceux-ci les moyens d'être visibles par la même occasion ? Serait-il si contraire au bon sens de faire du même coup confiance, en partie au moins, à une sélection en quelque sorte naturelle ?

Mais oser cette approche inofficielle exige de la part de chacun des efforts et des qualités bien précises.

Aux uns elle demande un certain courage politique pour aller contre quelques idées bien reçues, les tentations de décisions conjoncturelles et l'écoulement accumulatif de procédures parfaitement huilées.

À d'autres une ouverture d'esprit, et une disponibilité qui dépassent le cadre strict de l'efficacité professionnelle dans un sens trop étroit et les seuls calculs de gestion comptable.

À ceux qui sont les plus nombreux de dépasser leur désarroi (c'est aux deux premiers acteurs de les mettre en confiance et de les captiver) pour qu'ils se sentent libres d'accroître leur culture selon leurs aspirations en exerçant leur droit à avoir un accès raisonnablement aisé à l'ensemble du vivier des artistes ! Le potentiel est immense...

Aux derniers enfin elle demande de dépasser les rejets épidermiques, les querelles de chapelles, esthétiques ou autres ; elle demande la volonté de se prendre en charge et de se faire reconnaitre en tant que corps professionnel, atypique certes (car très diversifié), mais relevant d'un statut commun et de faire abstraction de leurs petits ego pour obtenir ensemble le droit d'être raisonnablement visibles aux yeux des autres ; leur survie matérielle en dépend... Le potentiel est immense ici aussi...

Que demande le peuple ? Un peu moins de gestion malthusienne endogame ; un soupçon de générosité intellectuelle en plus !


Martian AYME, artiste, membre du bureau de la MAPRA (septembre 2006)

Contribution aux « Rencontres pour l'art contemporain en Rhône-Alpes », 2006 »




(1) Raymonde Moulin, Le Marché de l'art. Mondialisation et nouvelles technologies, page 44 ; Flammarion 2003. (À propos des grandes galeries qui cherchent à se créer un marché, certes, mais l'institution n'est elle pas dans la même logique en cherchant à (se ?) créer un public ?)

(2) NORDANAD, peintures, sculptures contemporaines, page 23 ; Musée des Arts Décoratifs, Paris, 1986

(3) Philippe Teillet in Artistes et politiques, L'observatoire n°26, page 6, OPC 2004.